24
Zoé resta les yeux rivés sur le mur maintenant vide pendant que le bout du film claquait, clac-clac-clac, sur la bobine qui tournait dans le vide. Son cerveau refusait de marcher, mais sa bouche non.
« Oh, mon Dieu ! »
Elle ne pouvait pas détacher son regard du mur, comme si elle attendait d’en voir davantage, d’assister à la suite des événements, l’arrestation de Lee Harvey Oswald, son assassinat par Jack Ruby, et peut-être la prestation de serment de Lyndon B. Johnson à bord d’Air Force One, Jackie dans son tailleur rose maculé de sang, debout, le visage atone, à côté de lui.
Mais il n’y avait rien d’autre. C’était tout. C’était fini, et elle avait contemplé l’histoire, la vraie, pas le rapport concocté par la commission Warren.
Elle se tourna enfin vers Ry. Il était planté là, immobile, et regardait comme elle, un instant auparavant, le mur maintenant blanc. Et puis il leva le bras, la faisant sursauter. Mais il ne faisait que tendre la main vers l’interrupteur du projecteur pour l’éteindre.
Son expression glacée, vide, la terrifia.
« Bon sang, qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? dit-elle lentement, prudemment. Comment saviez-vous que ma grand-mère avait ce film ? Et qu’est-ce qu’elle faisait avec ? Je sais que c’est la vérité vraie.
Une chose pareille n’aurait pas pu être truquée… Non, hein ? »
Ry remit le film dans sa boîte et la lança sur le lit.
« Non. C’est la vérité.
— Je voudrais le revoir, dit Zoé en le regardant remballer le projecteur. L’homme avec le fusil, l’assassin, je crois que je l’ai déjà vu quelque part, je ne sais plus quand. Et puis, l’autre homme, le type au parapluie ? C’est le portrait craché de la photo que Yasmine Poole vient de me montrer, au café. Elle a dit qu’il s’appelait Nikolaï Popov et que c’était une grosse légume du KGB, dans le temps. Évidemment, elle mentait peut-être comme une arracheuse de dents.
— C’est toujours possible, dit Ry, l’air pas du tout étonné d’entendre que le KGB aurait pu être impliqué dans l’assassinat de Kennedy. Mais on parlera de ça plus tard. Pour l’instant, il faut qu’on se tire d’ici. »
Elle lui jeta un long regard dur.
« Vous savez, j’avais une vraiment belle et bonne vie avant tout ça. Le pire qui pouvait m’arriver, c’était qu’un mari violent ou un père indigne pète les plombs et s’en prenne à moi, et tout d’un coup, qu’est-ce qui me tombe dessus ? J’apprends que ma grand-mère depuis longtemps disparue vient d’être assassinée, un type menace de m’arracher les yeux, je reçois une lettre qui m’envoie à Paris, où je trouve cette icône et je finis par sauter d’un foutu pont pour atterrir sur des piles de journaux détrempés avant de manquer me noyer, et, cerise sur le gâteau, je tombe sur vous. Tu parles d’une chance. Et ce n’est pas fini, loin de là. Je viens de découvrir qu’il y avait vraiment un deuxième tueur sur la butte herbeuse. C’est comme si j’étais allée me coucher et que je m’étais réveillée au milieu d’une folie de théorie du complot gauchiste, et en cet instant précis je commence à me dire que votre numéro de mutisme, vous pouvez vous le carrer… Mais je ne voudrais pas être grossière ? ! Qui êtes-vous, bon Dieu de merde ? Et qu’est-ce qui se passe, bordel ? Crachez le morceau tout de suite, ou je vous flanque mon pied dans les couilles !
— Je vous ai dit qui j’étais.
— Exact. Ryland… Non, restons simples : Ry O’Malley, de la DEA. Mais qu’est-ce que… mon Dieu, vous allez me dire que Kennedy s’est fait tuer pour une histoire de drogue ?
— Non. »
Il rabattit d’un coup sec le couvercle de la mallette du projecteur et se releva, les yeux dilatés, farouches. Elle s’attendait à moitié à le voir sortir un flingue et la descendre.
Mais il se contenta de se passer les mains dans les cheveux et de se détourner. Elle vit les muscles de son dos se gonfler alors qu’il inspirait profondément, s’efforçant de reprendre son empire sur lui-même. Puis il se retourna à nouveau vers elle.
« Techniquement, je ne travaille pas pour la DEA en ce moment. J’ai pris ce qu’on pourrait appeler un congé sabbatique il y a un an et demi.
— Et vous vous êtes dit que ça pourrait être marrant de rejoindre la mafiya russe ? Vous devez être un sacré agent pour avoir réussi à vous fabriquer une couverture assez bonne pour abuser ma mère et les fouineurs chargés de sa sécurité, parce qu’elle n’est pas tombée de la dernière pluie. On pourra dire d’elle ce qu’on veut, mais ce n’est pas une débutante.
— Quand on a les moyens et qu’on sait s’y prendre, il est assez facile de se créer tout un passé – un numéro de sécurité sociale, de faux papiers d’immigration, un casier judiciaire. De trouver des vermines pour jurer que vous êtes un vrai caïd. Des trucs comme ça. Ça s’appelle créer une légende ; on fait ça tout le temps, à la DEA.
— Je vois. Alors, d’une façon ou d’une autre, vous avez découvert que ma grand-mère Katya était en possession du film et, comme vous ne pouviez pas la retrouver, vous vous êtes infiltré parmi les vory de ma mère dans l’espoir de trouver grâce à elle un truc qui vous mettrait sur la piste de Katya. J’ai bon, là ?
— Ouais, c’est à peu près ça, en résumé. » Elle attendit, mais il n’en dit pas plus. « D’accord. Alors, il y a une ou deux autres questions auxquelles j’aimerais bien que vous répondiez. D’abord, comment saviez-vous que ma grand-mère avait le film ? Et comment saviez-vous qu’il existait tout court ? Et l’homme au fusil, le tueur ? Vous savez qui c’est, hein ?
— Oui, je le sais. »
Il la regarda dans les yeux. La violence était encore présente, mais elle s’accompagnait d’autre chose, une chose qui ressemblait étrangement à de la souffrance.
« Alors, dites-le-moi. »
Il mit la main dans la poche de son blouson et lui tendit une photo. Sa photo à elle, ou plutôt celle de sa grand-mère, la photo qu’elle avait trouvée dans le coffret. Celle de Katya Orlova, de Marilyn Monroe et…
« Hé, c’est ça ! C’est là que je l’avais vu ! Le tireur ! » Zoé prit la photo et l’examina plus attentivement. Mike, Marilyn et moi… « Hier, dans la boutique de Boris, j’étais tellement focalisée sur ma grand-mère, et sur le fait que c’était vraiment cool qu’elle ait connu Marilyn Monroe, que je n’ai pas vraiment regardé ce Mike qui était dans le box avec elles. Mais c’est bien lui, c’est l’assassin de Kennedy et, oh ! mon Dieu, je n’arrive pas à croire que je n’aie pas fait le rapprochement avant. O’Malley, le beau-père de ma mère, le mari de Katya, il s’appelait Mike O’Malley, et… »
Elle releva les yeux de la photo, croisa le regard dur de Ry O’Malley, revint à la photo.
« Ouais, dit Ry. Je lui ressemble, hein ? »
Ry s’approcha de la fenêtre, souleva le store et le soleil entra dans la pièce. Il écarta le rideau de dentelle pour regarder dans la rue, en bas. Elle savait ce qu’il pouvait éprouver. Elle n’était pas pour rien la fille de la pakhan.
« Le t… l’homme du film… C’est votre père. » Ry ne répondit pas, alors Zoé continua. « Et Yasmine Poole ne mentait pas, hein ? Je l’ai vu à votre réaction quand je vous ai parlé de la photo de Nikolaï Popov. Il était vraiment du KGB, ce qui veut dire que votre père travaillait probablement aussi pour eux. C’est le KGB qui a tué Kennedy.
— Apparemment, oui.
— Mais pourquoi ? »
Ry eut un petit rire bref, amer.
« C’est la question à un million de dollars, hein ? » Elle regarda son dos. Elle était sûre qu’il en savait long, et son silence commençait à l’énerver pour de bon, parce que c’était peut-être son père qui avait tué Kennedy, mais aujourd’hui, c’était elle qui risquait sa peau.
« Ce n’était pas un film d’amateur pris par un badaud venu regarder passer le cortège du président des États-Unis, ce jour-là, à Dallas. Celui qui tenait la caméra… non, rectification : celle qui était derrière la caméra, c’était elle, pas vrai ? Ma grand-mère. C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée en possession du film de l’assassinat. Elle était bien placée pour ça. Et votre… l’assassin. Il savait qu’elle était là. Ça se voit à la façon dont il pose devant la caméra. Mais pourquoi filmer ça, d’abord ? Sûrement pas pour prouver qu’il avait rempli le contrat ; la mort de Kennedy l’aurait suffisamment démontré…
— Une assurance vie, coupa Ry. » Il laissa retomber le rideau et se retourna vers elle. « Parce qu’une fois l’assassinat commis, le tireur n’aurait plus été qu’un bout de fil qui dépasse, et que pour le ou les commanditaires du meurtre, quels qu’ils soient, les bouts de fils qui dépassent, on les supprime. »
On les supprime. On se serait cru dans un épisode des Sopranos. Sauf que ça n’avait rien de drôle.
« Je suppose que c’est ce que je suis devenue : un bout de fil qui dépasse, reprit Zoé en ne se donnant même pas la peine de dissimuler son angoisse. Écoutez, je voudrais rentrer chez moi, maintenant. »
Le visage de Ry s’adoucit et il plissa les yeux, ce qui était sa façon de sourire.
« Hé, fit-il. Pour une non-professionnelle, vous ne vous en sortez pas mal. Vous n’allez pas vous dégonfler maintenant.
— Merci. Enfin, je crois… Quand même, la seule chose que je ne pige pas, c’est comment le type à la queue-de-cheval s’intégre là-dedans. Il a un accent russe, alors, on pourrait penser qu’il travaille pour ce Popov et le KGB, ou je ne sais comment on doit dire ces temps-ci, et qu’il essaie de récupérer le film. Sauf que non, il a tué ma grand-mère, et puis il m’a attaquée avec une chaîne, mais lui, tout ce qui l’intéresse, c’est l’autel d’ossements… »
Le temps que Zoé comprenne ce qui se passait, il était trop tard. Ry avait franchi la distance qui les séparait et l’avait prise par les épaules : il la retourna et la colla au mur. Et puis, sans hausser la voix mais en articulant chaque mot de façon à lui donner une tonalité mortelle, il lui demanda :
« Que savez-vous de l’autel d’ossements ? »
Elle essaya de lui flanquer un coup de genou dans les parties, mais il était plaqué contre elle de toute la hauteur de son corps, et elle n’avait aucun moyen de prendre du recul.
« Je vous donne deux secondes pour me lâcher, dit-elle, ou bien je crie si fort qu’on m’entendra du haut de la tour Eiffel. »
Il la lâcha.
Elle s’approcha du lit, récupéra le film, le mit dans sa sacoche.
« Vous n’êtes qu’une brute, et probablement un menteur, par-dessus le marché, et moi, je m’en vais.
— Ne faites pas l’imbécile, dit-il en lui barrant la route. Essayez de régler ça toute seule et les loups, dehors, vont vous manger toute crue.
— Et vous, vous êtes quoi ? Vous prétendez faire partie des gentils, et peut-être que c’est vrai, mais peut-être que non. Jusque-là, vous ne m’avez pas donné tellement de raisons de vous faire confiance.
— Peut-être parce que j’essaie encore de savoir si je peux me fier à vous. Je… »
Il s’interrompit et se tourna vers la porte. C’est alors que Zoé l’entendit aussi : le craquement d’une latte de parquet dehors, sur le palier.
« Couchez-vous ! » hurla Ry.
Il la plaqua au sol juste au moment où la porte explosait.